27

Il marchait d’un pas rapide, ses bottes de cavalerie résonnant sur les dalles. Le foulard rouge noué autour du cou faisait tourner toutes les têtes.

Barons et baronnes, marquis ou marquises, comtes, comtesses, ducs, duchesses, princes et princesses : il ne saluait personne, ne voyait rien, avançait comme halluciné et nul n’osa poser la moindre question au général-comte de Nissac tant il semblait farouche et déterminé.

Il arrêta un valet et se fit conduire.

Une fois arrivé, il congédia l’homme d’un regard et entra sans frapper.

La très jeune Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de Luègue, qui se faisait coiffer, se leva, soudain très pâle, et trouva le regard du comte de Nissac. D’un geste vif, elle renvoya sa servante.

Le comte lui ouvrit les bras, elle s’y jeta et lui offrit sa bouche.

Peu ensuite, il la tint aux épaules et la regarda.

— Je repars à Paris, madame, et n’en reviendrai peut-être pas.

— Donnez-moi cette journée.

— J’aime toujours ailleurs, duchesse, et même si mon amour est sans espoir, je ne changerai point. Mais aujourd’hui, je suis faible.

— Aimez-moi aujourd’hui, on n’en espère pas davantage de vous. Après, si vous m’échappez, ignorez-moi à jamais, cela n’aura plus d’importance.

Malhabile, il l’aida à ôter sa robe puis, malgré lui, fit un pas en arrière pour la contempler.

Ses cheveux blonds effleuraient ses épaules. Une touche de rouge aux joues rehaussait la pâleur de son teint et donnait à la jeune femme un côté fragile qui fit souvenir au comte de ces porcelaines de Siam entassées sur la barge empruntée pour quitter Paris. Une « mouche », coquetterie ultime sur une des pommettes, la faisait passer pour femme quand la lourdeur adolescente des paupières laissait à penser que ce statut-là était bien récent.

La jeune duchesse de Luègue se tenait très droite, fière de sa poitrine opulente et ferme. Elle ne portait plus guère, gainant ses jambes magnifiques, que ses bas, tenus par des jarretières de soie rose, et ses souliers de semblable couleur.

Le comte la souleva et la porta sur le lit.

La nuit tombait.

Elle le regardait dormir avec profond attendrissement. C’était donc cela, un homme ? Un général couvert de gloire, épée à la main, faisant cracher ses canons, les grandes plumes de son chapeau au vent de la bataille et ce corps endormi, sans défense, un sourire enfantin jouant sur ses lèvres ?

Nonobstant cette « inconnue » que le comte aimait si follement, apparemment sans espoir de semblable sentiment en retour, par quoi se trouvaient-ils séparés ?

Nue, assise en un fauteuil placé au chevet du lit, la jeune femme regardait ce corps musclé où couraient des cicatrices comme si l’homme sortait des mains de cette redoutable couturière qu’on appelle « la guerre ».

Une fois encore, elle passa en revue leurs condition et qualité respectives. Ainsi il n’était que comte et elle duchesse, mais les Nissac appartenaient à plus haute et ancienne noblesse. Sous son masque de guerrier, il avait beaucoup d’esprit et, bien qu’il en usât sans ostentation, le sien possédait un côté aiguisé qui faisait défaut aux petits poudrés de la Cour. Il savait même rire de lui, ce qui se rencontre rarement chez un homme et sa valeur, son réel courage, sa gloire, le dispensaient des habituelles vanités masculines.

Enfin, en quelques heures et à plusieurs reprises, celui qu’elle appelait secrètement « mon Loup adoré » et « mon amour de Loup » lui avait donné davantage de bonheur qu’elle n’en avait vécu en les dix-huit années qui allaient de sa naissance à cette journée de février 1649 qui faisait d’elle une femme. Intimement, elle sentit qu’aucun homme, jamais plus, ne saurait l’aimer comme le comte de Nissac dont les baisers, de la tête aux pieds, l’affolaient. Qu’il s’attardât sur sa poitrine, et partout où se révélait sa féminité, la surprenait cependant moins que le traitement réservé aux chevilles, serrées à faire mal en des mains d’acier puis bientôt embrassées par des lèvres douces et tendres… Et c’était là lui tout entier, comme en sa façon de faire l’amour, mêlant violence et douceur.

Jusqu’à ces baisers de nuque qui provoquent picotements divins jusqu’au bas des reins et font sans cesse renaître le désir de donner, prendre, tenir, être possédée.

Pourtant…

Son enfance et son adolescence en un austère couvent donnaient à la jeune femme un écœurement de tout ce qui ressemblait à un enfermement, un étouffement, et même son « Loup adoré », son « amour de Loup » n’échappait point à cette règle : elle mourrait de langueur auprès de son bien-aimé en ce château fort vieux de quatre ou cinq siècles fièrement campé face à la Manche, entre vents infernaux, tempêtes et landes de bruyères. Elle serait perdue dans ces couleurs grises et mauves, argentées et amarante.

Elle se sentit au désespoir, devinant que sa vie toujours comporterait une brèche que rien ne viendrait combler, une contradiction qu’elle ne savait résoudre, ne pouvant ni vivre avec Loup, ni sans lui.

Il lui faudrait donc exister jusqu’à la fin de ses jours avec cette infortune. Se griser artificieusement des gens de Cour, de Paris tout autour d’elle, bref, de ce dont elle avait si longtemps rêvé et qu’elle ne se sentait point la force d’abandonner même si la réalité s’était chargée de déjà trahir le rêve.

Elle soupira, sans quitter du regard le comte de Nissac endormi.

Il changea de position, poussa un léger grognement. À quoi, à qui rêvait-il ? À présent, même en son sommeil, il fermait les poings, prêts à frapper et cependant elle lui trouvait des traits d’enfant. Un enfant perdu, un enfant devenu général errant de guerre en guerre, allant de bataille en bataille, pour masquer quoi ? Qu’il est difficile de vivre ? Que ce grand mystère relève peut-être simplement de l’absurdité ? Que la peur qui vous saisit au sortir du ventre de la mère ne relâche son étreinte qu’à l’instant de votre mort ?

Elle l’imagina en un paysage maritime, âgé de deux ans, courant nu sur la grève comme le font les tout petits, bras ouverts, se précipitant en riant vers sa mère attentive et émue.

Elle murmura :

— Et tu n’as jamais cessé de courir, mon amour de Loup. Le temps a passé mais tu cours encore, comme chacun de nous, vers un objectif qui toujours s’éloigne…

Un bébé !

À dix-huit ans, Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de Luègue, regardait le général-comte de Nissac, trente-huit ans, comme un bébé.

Son bébé !

Et elle s’en allait l’abandonner, renoncer sans lutter parce que, sans qu’elle puisse aller là contre, elle lui préférait une vie de prétendus plaisirs par fidélité à sa propre enfance, à ses rêves de petite-fille.

On n’en finit donc jamais, avec l’enfance ? Pas même le jour où l’on devient une femme ?

Il s’éveilla d’un coup, cherchant instinctivement son épée, puis la découvrit, nue, assise en un fauteuil à son chevet et qui le regardait avec très grande tendresse et ombres de tristesse.

— Vous semblez si heureuse et si grave, madame…

— C’est que je vous aime et que je vous perds, monsieur…

Il n’eut qu’à tendre la main pour caresser le genou dodu de la duchesse, la caresse se faisant plus lourde et plus insistante au-dessus de la jarretière, sur la peau nue.

Il lui sourit.

— Nous perdons-nous jamais lorsque quelques heures nous fûmes par l’amour si proches des étoiles ? Le bonheur ne nous survit-il pas quelque part, sans qu’on le puisse plus toucher, et même quand nous ne serons plus ici-bas ? Est-il possible que mon corps jeté dans une fosse, car tel sera probablement mon destin, soit la fin de tout ? De moi, certes, j’entends bien, mais point le bonheur même passé qui est chose impalpable comme l’air ? Ne se peut-il que le bonheur des hommes et des femmes qui nous précédèrent soit cette chose invisible qui, sans raison, traîne parfois dans l’éther, et nous met la joie en le cœur et le sourire sur les lèvres en un matin d’avril qui s’étire comme un chat entre tous les roses et tous les bleus du monde ?

Elle se jeta contre lui, riant et pleurant tout à la fois.

Il la caressa délicatement, elle fit de même mais leurs gestes doux et tendres s’enflammèrent bientôt et la certitude de se bientôt quitter à jamais déchaîna leur passion avec l’âpreté que donne un tel désespoir.

Dehors, la neige tombait à gros flocons. Un bûche craqua en la cheminée. Il était doux d’exister.

Les foulards rouges
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